Trois jours après mon arrivée à Fuerteventura je suis allé à Tefia un petit village sur un plateau entouré de montagnes, une réminiscence d’un monstrueux cratère – le plus vieux de toutes les Canaries. La terre est sèche, rouge, le soleil y brule. Autrefois à Tefia il y avait un aéroport – le premier sur l’île. Il en est resté une large chaussée d’asphalte qui coupe le paysage et quelques bâtiments adaptés à des fins d’habitation et industrielle. Sur une petite élévation à l’ouest du village se trouvent l’observatoire astronomique et une auberge de jeunesse. À côté, les enfants folâtrent sur le tout nouveau terrain de jeu. Le vent y tournoie, gronde et disloque les nuages qui approchent depuis l’océan, grâce à cela l’endroit est idéal pour l’observation des étoiles. La nuit, le brocart répandu sur le ciel et la voie lactée semblable aux fils de soie d’une toile d’araignée, paraissent à portée de main. On y voit distinctement les étoiles et les planètes d'une façon vraiment irréelle. Les lumières pâles solitaires du village ne troublent absolument pas la vue, elles illuminent les porches et les entrées des maisons de plain-pied. Pendant la journée les troupeaux de chèvres courent sur le plateau sablonneux en broutant les tabaibas. Un couple de vautours percnoptères tourne haut dans le ciel, rappelant les aiguilles d’une montre qui se déplacent sur un grand disque azuré. On entend le braiment de l’âne et le gémissement de la noria.
Il pourrait sembler que c’est un endroit complètement oublié, abandonné par le monde et l’histoire, menant sa propre vie parallèle, à l’écart de l’espace et du temps. Pourtant l’accès au terrain de l’observatoire et à l’auberge donne à réfléchir. Une large route conduit en direction d’un mur de pierre et d’un portail imposant. Derrière eux se tiennent, dans un ordre inquiétant, des bâtiments auxquels on peut difficilement attribuer un quelconque qualificatif individuel. Bien qu'ils aient été badigeonnés en rose et décorés de peintures murales, ce qui a quelque peu estompé leur expression menaçante et impersonnelle, ces artifices d’une adaptation à la culture contemporaine ne tromperont pas l'œil habile. D’ailleurs il suffit d’observer avec plus de vivacité pour percevoir, sur le square recouvert de gravillons volcaniques, au milieu des euphorbes, un bloc de pierre partagé en deux et des plaques gravées. Elles rendent hommage aux prisonniers du camp de concentration qui s’abritaient dans cet endroit dans les années 1956–1966 (selon d’autres sources : 1954–1966). Ils étaient principalement homosexuels, et dans l’Espagne franquiste considérés comme déviants. On les condamnait aux travaux forcés en vertu de la loi touchant à l’utilité publique instituée durant la IIe République, qui initialement était dirigée contre les vagabonds, les proxénètes, les nomades et les mendiants, mais qui pendant la dictature était devenue un outil de répression avant tout contre les gays. On arrêtait essentiellement des hommes âgés de dix-huit ans à vingt-trois ans. Le régime exploitait impitoyablement leur force et leur jeunesse.
Le camp à Tefia nommé par un euphémisme « colonie agricole disciplinaire » était dirigé par un ancien aumônier militaire. L’église catholique avait toujours vu en Franco un allié – mortellement efficace – dans l’extermination des communistes et des homosexuels. Le personnel de ce lieu était constitué d’anciens soldats, policiers et récidivistes. Non seulement ils contraignaient sans résistance les détenus aux champs à des travaux de forçat, à des portages en plein soleil de jerrycans d’eau remplis depuis un puits éloigné, à des coltinages de pierres pendant toute la journée, mais aussi ils leur ordonnaient de se tenir debout pendant des heures dans la cour et bras tendus dans un mouvement fasciste de chanter l’hymne des Phalanges Cara al sol. Les prisonniers amaigris et assoiffés, desséchés par la lampe saharienne vers laquelle ils devaient lever leur visage brulé, étaient abreuvés d’eau salée et nourris de gofio à l’oignon avec de vieux pois passablement envahis par les vers, ou avec des pommes de terre germées. Après trois ans d’emprisonnement ces malheureux quittaient le camp avec leurs dernières forces. Ballonnés, décharnés, avec un estomac déréglé. Vieillis et malades. Des cadavres vivants. Ils n’étaient plus aptes ni au travail, ni à la vie. Pourtant ça n’était pas la fin de leur cauchemar. Après leur libération, tous les mois ils devaient se signaler au commissariat. On leur interdisait aussi de revenir là où ils habitaient avant. Beaucoup décidèrent de s’installer à Fuerteventura et d’y finir leurs jours. En quelque sorte, d’une façon singulière, ils répétaient le destin des Guanches.
Dans les rues les anciens prisonniers croisaient leurs bourreaux. Ce fut ainsi pendant des années, car dans l’Espagne postfranquiste on ne se pressait pas pour demander des comptes aux tortionnaires. Les criminels vécurent (et vivent toujours) à côté de leurs victimes, parfois les uns en face des autres. D’ailleurs beaucoup d’Espagnols considèrent toujours le général Franco comme le sauveur de la nation – ils croient qu'il a préservé le pays avant la guerre, les a sortis de la crise économique et a assuré une prospérité de plusieurs années ; ils associent son gouvernement à l’aide sociale et à l’opposition contre le communisme. La période de Franco a été l’apogée d’une fière politique carliste, avec ses rapports féodaux à la terre qui favorisaient l’aristocratie, les entrepreneurs qui s’enrichissaient, les fonctionnaires et les hidalgos nantis. En bref, pour le général il fallait ménager la chèvre et le chou. En ce sens il rappelait notre mémorable « grand-père » Piłsudski.
Fuerteventura appartient à ces endroits où vit encore la mémoire du dictateur. Certaines rues sont toujours consacrées à des personnages liés au régime – par exemple au chef militaire des Îles Canaries Francisco García-Escámez – et aux évènements de l’époque de la dictature. Le titre honorifique de président de Cabildo, c’est-à-dire une sorte de conseil municipal, a été retiré au général seulement en 2015. On a coutume de dire que Fuerteventura, Lanzarote et Grande Canarie étaient franquistes, alors que Tenerife, El Hierro, La Gomera et La Palma – républicaines. Évidemment c’est une grosse simplification, mais comme toujours elle a en elle une part de vérité.
Franco a visité Fuerteventura seulement une fois – en octobre 1950. C’était une visite courte, d’un jour, mais importante dans l’histoire de l’île. Le dictateur a débarqué à Puerto de Cabras (aujourd’hui Puerto del Rosario), où une foule réunie spécialement à cette occasion lui a souhaité la bienvenue. Ensuite il est allé voir une des fermes locales, a visité l'aéroport, jusqu’à ce qu’il se décide à partir pour un hameau situé à l’ouest de Tefia, Las Parcelas qui était la fierté du déjà mentionné García-Escámez. Une année plus tôt on y avait terminé la construction d'un grand barrage. Pendant les averses intenses de décembre et janvier, il devait retenir l’eau qui s’écoulait jusqu’à l’océan. Plusieurs dizaines de maisons avaient été alors érigées pour les colons recrutés afin de remettre en valeur l’agriculture locale. Grâce à un nouveau système de canaux, la terre entre Tefia et l’Atlantique devait donner des récoltes encore jamais vues ; les tomates y ayant poussé allaient devenir bientôt une des principales marchandises à l’export de Fuerteventura. La bonne passe ne dura pourtant pas longtemps. La diminution d’année en année des précipitations, l’appauvrissement de la terre, les fortes tempêtes et le climat océano-désertique défavorable firent que les démons emportèrent avec eux les plans ambitieux. Aujourd’hui à Las Parcelas de deux cents colons il n’en reste péniblement qu’une quinzaine. Les pionniers qui ont 80 ans se rappellent des temps révolus du contentement, quand le général était venu seul et sous la protection de sa suite, bras dessus bras dessous avec García-Escámez, avait salué, sa main droite tendue vers l’avenir. Les journaux à l’époque écrivaient beaucoup sur les performances agricoles des habitants de Fuerteventura non seulement dans les Îles Canaries mais aussi dans la péninsule Ibérique. Bof – ça existait et c’est passé. Maintenant parmi les terres stériles, sous un soleil sans scrupule, une flaque turquoise en forme de langue, souvenir d’un déluge d’antan, scintille.
Franco avec sa visite de 1950 avait donné à Fuerteventura un espoir. L’espoir en un avenir moins tragique. Il avait annoncé pour l’île une grande destinée et avait déroulé devant la population des plans lointains de croissance, prenant en compte l’industrie, l’agriculture et la pêche. Il avait annoncé aussi la construction d’un nouvel aéroport et l’ouverture au tourisme. Il ne disait rien sur le camp...
Cela vaut la peine de se souvenir que malgré la neutralité de l’Espagne, la deuxième guerre mondiale – comme la guerre civile qui la précédait – avait été rude dans les Canaries. Les deux conflits avaient apporté la faim et la misère. Les gens fatigués comptaient sur un bouleversement ; ils savaient que le sort devait changer. On attendait cet espoir de Franco, d’autant plus que sur l'archipel la conviction que le général traitait cet endroit avec des égards particuliers était vive. Peu avant la guerre civile, en février 1936, il avait été – comme il l’affirmait lui-même – envoyé pour assurer la fonction de commandant militaire des Îles Canaries. De Grande Canarie, à bord d’un avion Dragon Rapide, il était parti pour Melilla, où il avait pris le commandement d'une garnison mutinée, et rapidement ensuite il avait traversé la mer Méditerranée pour l’Espagne continentale – et avait commencé la guerre fratricide.
Les Canaries, à part La Palma, en principe s’étaient tout de suite soumises à Franco. C’est pourquoi une telle guerre n’a pas eu lieu sur ces îles. Il en était arrivé seulement les échos. Il y avait eu – naturellement – des arrestations, des assassinats politiques à la faveur de la nuit, des gens devenus embarrassants furent jetés par-dessus bord au milieu de l’océan, ou il y eut des répressions à l’égard des minorités sexuelles et des politiciens locaux, mais la terreur locale provisoire ne pouvait être comparée à celle qui sévissait dans la péninsule Ibérique. À Fuerteventura on dit que Franco était soutenu par les bergers et les propriétaires terriens tandis que les pêcheurs soutenaient la République. C’est pourquoi justement on opprimait le plus ces derniers. On pourrait se risquer à affirmer que la guerre civile était aussi un conflit entre les hommes de mer et les hommes de terre – entre ceux qui vivaient sur la côte et ne possédaient pas beaucoup de biens, et ceux qui demeuraient à l’intérieur des terres.
Source : Editions Czarne Kasper Bajon "Fuerte" 2020
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